- BASIE (COUNT)
- BASIE (COUNT)Count BASIE 1904-1984Du milieu des années 1930 à la fin des années 1950, les grands orchestres ont écrit l’une des pages majeures de l’histoire du jazz. Jimmy Lunceford, Benny Goodman, Earl Hines, Tommy Dorsey, Dizzy Gillespie, Lionel Hampton et tant d’autres encore leur ont donné leurs lettres de noblesse. Mais nul n’aurait pu contester la suzeraineté absolue de Duke Ellington et de Count Basie. Personne n’a su échapper à l’écrasante influence de ces deux géants qui, chacun dans sa direction, semblent avoir définitivement épuisé les ressources des grandes formations nées à l’ère du swing. Les contrées qu’ils ont l’un et l’autre explorées appartiennent, certes, à des mondes sonores bien étrangers. Ils se rejoignent néanmoins dans une commune perfection.William Bill Basie naît à Red Bank (New Jersey) le 21 août 1904. Il s’initie dès l’enfance à la batterie et, sous la surveillance de sa mère, au piano. Il prend des leçons avec Willie «The Lion» Smith et avec Fats Waller, qui lui fait aussi découvrir l’orgue. On peut l’entendre à Harlem alors qu’il approche de ses vingt ans. Bessie Smith et Clara Smith le retiennent comme accompagnateur. En 1925, il fait ses débuts dans des comédies musicales. Une tournée le conduit à Kansas City en 1926, puis l’y abandonne sans travail. Il tient alors le piano dans les théâtres et les cinémas. En 1928, le bassiste Walter Page le remarque et l’engage dans ses «Blue Devils», où officie déjà le chanteur Jimmy Rushing. L’année suivante, en compagnie d’une partie des musiciens de l’orchestre, il rejoint la formation de Bennie Moten. À la mort de celui-ci (1935), il fonde son premier orchestre. Le célèbre critique John Hammond le distingue et le fait engager au Grand Terrace Café de Chicago. L’ensemble se produit pour la première fois à New York, en 1936, au Roseland Ballroom. C’est à cette époque que Basie engage le guitariste Freddie Green qui désormais ne quittera plus l’orchestre. En 1937, il enregistre son premier disque chez Decca. Celui que l’on appelle maintenant «The Count» est d’emblée considéré comme l’un des plus grands maîtres de l’ère du swing qui commence. Dès cet instant, l’histoire de Count Basie se confond avec celle de son orchestre. Et elle débute, de 1936 à 1939, par une période particulièrement brillante pour les quatorze musiciens qu’il anime. Sur des arrangements simples mais efficaces signés Eddie Durham, Buster Smith, Jimmy Mundy ou Hershell Evans, on peut entendre les solistes Buck Clayton et Harry Edison à la trompette, Lester Young, Hershell Evans, Earl Waren et Jack Washington aux saxes, Eddie Durham, Bennie Morton et Dickie Wells au trombone, avec des chanteurs aussi passionnants que Jimmy Rushing et Helen Humes. Quant à la section rythmique, c’est l’une des plus solides qui se puisse imaginer avec Freddie Green (guitare), Walter Page (basse) et Jo Jones (batterie). Ce premier âge d’or prend fin, en 1940, avec le départ de Lester Young, l’un des plus importants solistes de l’histoire du jazz avant Charlie Parker. Le vide qu’il laisse dans l’orchestre est bien sûr immense; mais, pourtant, les dix années suivantes, la formation de Count Basie ne souffre d’aucune pénurie de talents. Qu’il suffise de nommer, parmi les nouveaux arrivants, Buddy Tate, Don Byas, Lucky Thompson, Illinois Jacquet, Paul Gonsalves et Coleman Hawkins au saxophone ténor, Al Killian, Emmett Berry, Joe Newman et Clark Terry à la trompette, Vic Dickenson, Georges Mattews et Jay Jay Johnson au trombone. La section rythmique — mis à part un passage de Kenny Clarke en 1941 — est peu modifiée jusqu’à la fin de la guerre. De 1944 à 1946, Shadow Wilson et Rodney Richardson tiendront respectivement la batterie et la contrebasse. Les arrangements, écrits maintenant avec plus de raffinement, sont de la plume de Buster Harding, Buck Clayton, Gerald Wilson ou Earl Warren. L’orchestre, qui compte alors dix-sept musiciens, est en pleine gloire quand des difficultés économiques le contraignent à interrompre ses activités. Pendant plus de deux ans (1950-1951), Count Basie se retrouve à la tête d’un sextette dont les principaux musiciens se nomment Clark Terry, Wardell Gray, Buddy DeFranco et Buddy Rich. Mais, tel le phénix, la formation renaît de ses cendres en 1952 avec un effectif de dix-neuf membres. L’orchestre a fait peau neuve. Marshall Royal est devenu le bras droit de Basie. De nouveaux arrangeurs — Neal Hefti, Ernie Wilkins, Manny Albam, Johnny Mandel, Frank Foster, Thad Jones, Nat Pierce, Benny Carter, Quincy Jones, Freddie Green, Bill Byers — proposent maintenant une musique plus complexe. Mais, même s’ils sont loin de démériter, les nouveaux solistes vedettes ne peuvent se hisser à la hauteur atteinte par les équipes précédentes. Citons parmi les meilleurs: Thad Jones, Roy Eldridge, Wallace Davenport à la trompette, Al Grey et Bill Hughes au trombone, Eddie Davis, Paul Quinichette, Frank Foster, Eric Dixon et Budd Johnson aux saxes, Eddie Jones et Buddy Catlett à la basse. Le chanteur Joe Williams contribuera beaucoup, au cours de ces années, à maintenir la popularité d’un orchestre qui n’a plus tout à fait l’éclat de son glorieux passé. Mais le succès ne se dément pas. Tournées et festivals se multiplient, notamment à partir de 1954. De nombreuses célébrités comme Nat King Cole, Sarah Vaughan, Billy Eckstine, Sammy Davis Jr., Frank Sinatra ou Ella Fitzgerald recherchent, en disque et en concert, son accompagnement. Mel Brooks le fait jouer au grand complet en plein désert dans son film Le shérif est en prison. L’orchestre poursuit ses activités jusqu’en 1970. Quand meurt Count Basie, le 26 avril 1984 à Hollywood (Floride), il laisse en héritage une abondante moisson de thèmes — One o’Clock Jump , Jumpin’ at the Woodside , Topsy , Jive at Five , Shoe Shine Boy , Harvard Blues , Rusty Dusty Blues , The King , Mad Boogie , Mutton Leg , High Tide , Nails , Kid From Red Bank , Lil’Darlin’ , Rat Race , etc. — qui, pour beaucoup, symbolisent la perfection absolue du swing.Comme celui de Duke Ellington, le monde musical de Count Basie est d’une cohérence parfaite. Dès les premières mesures, il est immédiatement identifiable. Certes, au fil des ans et selon les arrangeurs, une évolution se dessine. Notamment dès le début des années 1950, qui voient rythmes et harmonie atteindre une plus grande richesse et la flûte trouver dans l’orchestre de jazz une place inattendue. Mais son style apparaît d’une étonnante stabilité. Car, dès les origines, Count Basie écrit pour l’orchestre et pour lui seul.Duke Ellington pense plus à ses solistes qu’à sa formation instrumentale. Quand il ne leur dédie pas de véritables concertos, il compose en fonction du tempérament de musiciens qu’il connaît parfaitement — entrer chez le Duke, c’est quasiment signer un engagement à vie —, il construit ses pièces en enchaînant leurs interventions. Les chaleureuses couleurs qu’il obtient résultent plus d’une originale synthèse de fortes individualités que d’une vision d’ensemble. Rien de tout cela chez Count Basie. S’il réserve une large part aux solos, il n’écrit pas pour eux. Tout est subordonné à la cohésion de l’ensemble, au phrasé de la masse orchestrale. Des riffs sobres par sections entières s’opposent aux envolées personnelles, cantonnées dans un cadre très strict, avec parfois des effets de surimpression sur la marche rythmique que l’orchestre semble poursuivre inexorablement. L’essentiel pour lui est d’obtenir une mise en place parfaite et une impeccable précision. Poursuivons la comparaison. Chez Duke Ellington, depuis les rugissements de la période jungle jusqu’aux harmonies étranges des années 1940, l’essentiel demeure la recherche de l’expression, pour ne pas dire de l’expressionnisme. Ce qui est au centre des préoccupations de ce gigantesque laboratoire qu’est l’orchestre du Duke, c’est l’exubérance des couleurs, la quête d’une sorte d’ivresse chatoyante. L’exotisme des rythmes — hésitant entre le paroxysme et la sérénité —, les alliages audacieux de timbres définissent un style qui n’appartient qu’à lui. L’art de Count Basie est infiniment plus abstrait. Un seul but: obtenir, par une rigoureuse alchimie, un corps pur habituellement instable, le swing. Rien ne doit détourner l’attention ni entraver la marche du rythme triomphant. Les tempos choisis sont volontairement retenus. Basie fuit tout ce qui pourrait ressembler à de l’exhibitionnisme. Pas de délire, mais la recherche permanente de l’équilibre du mouvement, d’une pulsation à la fois souple et robuste, assise sur une solide section rythmique que Count Basie n’hésite pas à faire jouer souvent à découvert. Une puissante poussée collective, une démarche d’une rare élasticité, une douce euphorie née de la netteté du trait, de l’économie des effets et du contrôle des plans sonores, tels sont les aspects majeurs d’un art qui aime l’évidence et la limpidité.On pourrait, sans compromettre l’essentiel, effacer les prestations — souvent peu exceptionnelles — de Duke Ellington au piano. On ne peut imaginer l’orchestre de Count Basie sans les interventions de son chef au clavier. Catalyseur irremplaçable, il relance sa «machine à swing» par des ponctuations incisives, de courtes phrases avares de notes, interventions essentiellement situées dans le registre aigu qui se détache aisément sur le fond orchestral. Ses solos, d’une extême concision, se pimentent d’innombrables trouvailles rythmiques. Comme la petite tache rouge que Corot glissait au coin de ses toiles, Count Basie se cantonne dans un rôle modeste et essentiel: la mise en valeur d’une palette orchestrale d’une prodigieuse richesse. À la gloire du soliste, il préfère la profonde satisfaction du travail bien fait. Avec une percussion cristalline et une inspiration d’une savoureuse fraîcheur, Count Basie appose son immuable signature pour l’éternité.
Encyclopédie Universelle. 2012.